Le voyage astral selon Plutarque
« Ce jeune homme, doué d’un naturel heureux, et qui venait d’être initié à la philosophie, désirait de savoir de quelle nature était le génie de Socrate. Il nous communiqua son dessein, à Cébès et à moi, et il descendit dans l’antre de Trophonius, après avoir rempli toutes les cérémonies d’usage. Il y passa deux nuits et un jour. Déjà on désespérait de le revoir, et ses parents pleuraient sa mort, lorsque tout à coup il reparut dès le grand matin, avec un air riant. Il rendit ses hommages au dieu; et dès qu’il put s’échapper de la foule, il vint nous joindre, et nous dit des choses très étonnantes qu’il avait vues et entendues. Il nous dit que, lorsqu’il fut descendu dans l’antre de l’oracle, il se trouva plongé dans d’épaisses ténèbres; il fit sa prière au dieu, et resta longtemps par terre, sans savoir bien distinctement s’il veillait ou s’il dormait. Mais il crut se sentir frappé à la tête, et ce coup fut accompagné d’un bruit assez fort. Son crâne s’ouvrit dans les sutures; et son âme ayant quitté son corps, elle se vit avec plaisir dans un air pur et brillant. Elle parut alors respirer en liberté, après avoir été longtemps oppressée; et sa taille s’accrut comme une voile qui est enflée par le vent. Ensuite il entendit un bruit sourd qui roulait au-dessus de sa tête, dont le son lui parut doux et agréable.
«En regardant au-dessus de lui, il ne vit plus la terre, mais des îles éclairées par un feu très doux ; elles changeaient alternativement de couleur, et par ces vicissitudes donnaient tour à tour des teintes différentes de lumière. Elles lui semblèrent d’un nombre et d’une étendue immenses, mais inégales en grandeur. Seulement elles étaient toutes de forme ronde. Il jugea que, dans leur marche circulaire, elles faisaient retentir le ciel, et que leur mouvement léger était à l’unisson avec la douceur des sons harmonieux qu’elles formaient toutes ensembles. Elles étaient environnées d’une mer ou d’un étang, dont les eaux avaient plusieurs couleurs parmi lesquelles l’azur dominait. Quelques-unes de ces îles, en petit nombre, étaient emportées au-delà du courant, et entraînaient la plupart des autres, qui paraissaient prêtes à sortir de leurs limites. La mer, en quelques endroits, était très profonde du côté du midi; ailleurs elle avait beaucoup de basfonds; d’un autre côté, elle se répandait sur la terre, et rentrait bientôt dans son lit, en sorte que le flux et le reflux étaient peu considérables. Entre ces couleurs, les unes étaient simples et semblables à celle de la mer, les autres étaient mélangées, et ressemblaient à celles des eaux d’un lac. Les îles qui sortaient hors de leur sphère y étaient ramenées par le courant, et leur révolution ne se terminait pas au même point où elle avait commencé, en sorte qu’elles ne formaient pas un cercle parfait, mais que, rentrant un peu sur elles-mêmes, elles décrivaient une sorte de spirale. Au milieu de ces îles, et vers la plus grande largeur de la circonférence, la mer était inclinée d’un peu moins que la huitième partie de l’univers, autant qu’il put en juger. Il y avait deux embouchures, par où elle recevait deux rivières de feu opposées l’une à l’autre, qui altéraient l’azur de ses eaux et leur donnaient une teinte blanchâtre.
«Il nous dit qu’il avait du plaisir à considérer tous ces objets, mais qu’ayant porté ses regards au-dessous de lui, il avait aperçu un vaste gouffre de forme ronde, et tel qu’un globe qu’on aurait coupé en deux. Il était très profond, et d’un aspect horrible, toujours rempli d’une vapeur ténébreuse qui était sans cesse agitée et bouillonnante. On y entendait des cris affreux et des rugissements d’animaux, des vagissements d’enfants, des lamentations confuses d’hommes et de femmes, des bruits et des clameurs de toute espèce qui s’élevaient sourdement du fond de cet abîme; ce qui lui causa, disait-il, la plus grande frayeur. Après un certain espace de temps, quelqu’un qu’il ne voyait pas vint lui dire: Timarque, de quoi voulez-vous être instruit? De tout, répondit-il ; car je ne vois rien ici qui ne soit admirable. Nous n’avons, répliqua l’esprit, que très peu de commerce avec les régions supérieures, elles sont l’apanage d’autres dieux ; mais, si vous le voulez, vous pouvez voir le partage de Proserpine, qui est un des quatre que nous administrons, et qui sont séparés entre eux par le Styx.
«Il demanda ce que c’était que le Styx. C’est, lui répondit-on, le chemin de l’enfer, dont l’extrémité supérieure divise les régions opposées de la lumière et des ténèbres. Il commence, comme vous voyez, au fond des enfers, et touche à la lumière, qu’il sépare, dans toute sa circonférence, de la dernière partie de l’univers. L’univers est divisé en quatre parties. La première est celle de la vie, la seconde celle du mouvement, la troisième est le siège de la génération, et la quatrième celle de la destruction. La première est liée à la seconde par l’unité, dans tout ce qui n’est pas visible. La seconde tient à la troisième par l’intelligence, dans la région solaire, et la troisième est unie à la dernière, par la nature, dans la région lunaire. Sur chacun de ces liens est assise une parque, fille de la Nécessité, avec une clef dans sa main. Le premier est occupé par Atropos, le second par Clotho, et le troisième, qui est celui de la région lunaire, par Lachésis, autour de laquelle la génération fait son cour33 ; car les autres îles ont chacune des dieux ; mais la lune, qui est le partage des génies terrestres, fuit les bords du Styx, au-dessus duquel elle s’élève. Elle n’en approche qu’une seule fois de cent soixante-dix mesures seconde34. Lorsque le Styx s’élève vers la lune, les âmes crient d’effroi ; car l’enfer en absorbe plusieurs qui s’y laissent tomber, et la lune en reçoit d’autres qui nagent vers elles, quand la fin de leur génération arrive dans un moment favorable. Il faut en excepter celles qui sont impures et souillées, que la lune, par des coups de foudre et des mugissements épouvantables, force à s’éloigner d’elle. Elles déplorent leur malheur en se voyant frustrées de leur espoir, et redescendent pour recommencer, comme vous le voyez, une nouvelle génération.
«Je ne vois, lui dit Timarque, qu’un grand nombre d’étoiles qui s’agitent auprès de ce gouffre, dont les unes s’y plongent et les autres s’élancent au-dessus. Ce sont, répliqua l’esprit, les génies que vous voyez sans les connaître. Je vais vous expliquer ce qu’il en est. Toute âme est raisonnable, et il n’en est point qui soit privée de raison et d’intelligence; mais, par une suite de son union intime avec un corps sujet aux passions, le plaisir et la douleur l’altèrent et la rendent animale. Toutes les âmes ne s’unissent pas au corps de la même manière. Les unes s’y plongent entièrement, et flottent toute leur vie au gré des passions dans un désordre général; les autres ne s’y mêlent qu’en partie, et en séparent ce qu’elles ont de plus pur, qui, loin de se laisser entraîner par les sens, nage, pour ainsi dire, à la surface du corps, et ne touche qu’à la tête de l’homme. Tandis que ses autres facultés sont enfoncées dans le corps, cette portion plus pure plane au-dessus et y reste comme suspendue, tant que l’âme obéit à l’intelligence, et ne se laisse pas vaincre par les passions. Ce qui est plongé dans le corps s’appelle âme, et ce qui est exempt de corruption est nommé entendement par le vulgaire, qui croit que cette faculté est au dedans de l’homme, comme si les objets étaient dans les miroirs qui les réfléchissent. Ceux qui jugent plus sainement sentent qu’il est au dehors d’eux, et l’appellent génie.
«Pour ces étoiles qui vous paraissent s’éteindre, sachez que ce sont des âmes totalement plongées dans le corps, et celles qui semblent se rallumer et prendre leur essor, en secouant une espèce de brouillard épais, comme une fange qu’on rejette, ce sont les âmes qui, après la mort, reviennent du corps qu’elles animaient dans cette région. Pour celles qui s’élèvent dans les régions supérieures, ce sont les génies des hommes sages et prudents; tâchez de voir le lien par lequel chacun d’eux est attaché à l’âme. A ces mots, Timarque redoubla d’attention, et considéra ces étoiles, dont les unes étaient plus agitées, les autres moins, comme on voit flotter sur la mer les morceaux de liège qui sont attachés aux filets, et dont quelques-uns tournent comme des fuseaux, parce que le poisson qui s’agite dans les filets les empêche de suivre un mouvement droit et égal. La voix lui dit que les étoiles qui avaient un cours droit et réglé étaient les âmes qu’une bonne éducation et que les aliments convenables dont leur corps avait été nourri, les rendaient dociles au frein de la raison, celles dont la partie animale n’était ni trop terrestre ni trop sauvage. Celles qui erraient ça et là, emportées par un mouvement inégal et déréglé, comme des animaux qui se débattent dans les chaînes, étaient celles qui avaient à lutter contre des naturels rebelles et corrompus par une mauvaise éducation; quelquefois elles parvenaient à les dompter, et leur faisaient suivre le droit chemin; quelquefois elles étaient maîtrisées par les passions qui les entraînaient dans le vice. En d’autres occasions, elles leur résistaient avec force, et venaient à bout d’en triompher.
«Car le lien qui les attache à l’âme est comme un frein qu’on a opposé à la partie animale; et quand la raison le tire, il produit le repentir des fautes que la passion a fait commettre, la honte des plaisirs illicites et immodérés, ou le remords de l’âme qui se sent réprimée par la partie supérieure, jusqu’à ce que, cédant enfin à ces châtiments, elle soit soumise et apprivoisée, comme un animal bien docile, et que désormais, sans être frappée, sans éprouver aucune douleur, elle entende, au premier signe, les ordres de son génie. Celles-là ne parviennent que lentement et fort tard à l’état d’une entière obéissance; mais celles qui ont été soumises et obéissantes à leur génie depuis leur origine forment la classe des prophètes et des hommes inspirés par les dieux. De ce nombre était Hermodore de Clazomène, dont vous avez entendu dire que son âme se séparait de son corps, errait de tous côtés la nuit et le jour, et y rentrait ensuite après avoir été témoin de bien des choses qui s’étaient dites et faites fort loin de là. Enfin il fut trahi par sa femme, et ses ennemis ayant saisi son corps pendant que son âme en était séparée ils le brûlèrent dans sa maison. Mais cette histoire n’est pas vraie. Son âme ne quittait pas son corps; seulement elle cédait quelquefois à son génie, et, lâchant le lien qui l’attachait à lui, elle lui laissait le moyen de courir de côté et d’autre; après quoi, il venait lui rapporter ce qu’il avait vu et entendu au dehors. Pour ceux qui brûlèrent son corps pendant qu’il dormait, ils en sont encore punis dans le Tartare. Jeune homme, tu le sauras plus certainement dans trois mois; maintenant, retire-toi. Quand la voix eut cessé, Timarque se retourna pour voir qui lui avait parlé; mais il sentit de nouveau un violent mal de tête, comme si on la lui eût fortement pressée, et il n’eut plus aucun discernement de ce qui s’était passé autour de lui. Revenu bientôt à lui-même, il se trouva dans l’antre de Trophonius, étendu à l’entrée, comme il l’était auparavant.
«Tel fut le récit de Timarque, qui mourut trois mois après son retour à Athènes, comme la voix le lui avait prédit. Dans la surprise que sa mort nous causa, nous racontâmes sa vision à Socrate, qui nous blâma fort de ne lui en avoir pas parlé du vivant de Timarque, parce qu’il l’aurait entendue de lui-même avec plaisir, et qu’il s’en serait fait raconter tous les détails. Vous avez entendu, Théocrite, l’histoire de Timarque; mais ne faudrait-il pas engager Théanor à nous faire part de ce qu’il en pense? Ce sujet ne peut qu’intéresser des hommes favorisés des dieux.»
extrait de "le démon de Socrate » de plutarque
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